mardi 19 mars 2024

7864 - Windows 1943

Rubans de Windows : la simplicité comme arme
... après avoir été les premiers, sinon à inventer le radar, du moins à le mettre en œuvre puis à en généraliser l’usage dès 1940 pour repérer les bombardiers allemands, il était sans doute inévitable que les Britanniques soient également les premiers à envisager son brouillage à grande échelle, dans le but de masquer l’arrivée de leurs propres bombardiers.

Très vite, ils ont découvert que le largage à haute altitude de milliers de simples rubans de papier d’étain pouvait générer de faux échos et ainsi "aveugler" un radar, à la condition d’être taillées à une longueur correspondant à la longueur d’ondes de ce dernier.

Mais début 1942, alors que chacun semblait décidé à utiliser les dites paillettes, baptisées "Windows", contre les radars allemands, Frederick Lindemann, Comte de Cherwell et conseiller scientifique en chef du gouvernement Churchill, a jeté une pavé dans la mare.

"Il souligna une évidence : si cette technique fonctionnait contre les radars allemands, elle fonctionnerait tout aussi bien contre les britanniques. Puis il posa une question qui ébranla un pays qui se remettait à peine des bombardements : que se passerait-il si les Allemands lançaient un nouveau blitz encore plus dévastateur contre la Grande-Bretagne ? Cette idée horrifia les responsables de la défense de Londres : le Fighter Command, l’Anti-Aircraft Command et le Secrétaire d'État à l'Intérieur Herbert Morrison. Tizard appuya le Bomber Command, qui était fermement en faveur de l’emploi des Windows, mais cela s’avéra insuffisant. Leur introduction fut retardée" (1)

Et l’ironie veut que, presque au même moment, les Allemands, qui envisageaient eux aussi d’utiliser des paillettes pour brouiller les radars anglais, soient arrivés à une conclusion analogue ! 

"Au moment où les Windows étaient testées au-dessus de l'East Anglia, la Luftwaffe testait leur équivalent allemand, Düppel, au-dessus de la Baltique. Des rapports sur les effets dévastateurs de Düppel sur le radar furent envoyés à Goering. Celui-ci les lut et fut horrifié par la possibilité que les Britanniques découvrent et emploient cette technique. Il fit détruire tous les documents et ordonna l’arrêt des recherches". (2)

(1) Randall, op cit, pp 141-142

lundi 18 mars 2024

7863 - trouver la bonne cible

Hitler, à Hambourg, en 1934... et dans son inévitable Mercedes
... "une partie du problème venait de la nature des villes [allemandes] elles-mêmes.

La Ruhr est certes la région la plus peuplée d’Allemagne, mais elle est composée d’une série de villes de taille moyenne. Même si Harris était heureux de les voir disparaître, elles ne constituaient pas sa cible principale.

Les villes les plus grandes et les plus célèbres d’Allemagne – Berlin, Munich, Hambourg et Francfort – étaient toutes situées en dehors de la Ruhr.

(...) En tête de liste se trouvait Berlin, la capitale du Reich, la troisième plus grande ville du monde en 1943, et de loin la plus grande d’Allemagne.

Pour le moment, cependant, celle-ci était trop éloignée et trop bien défendue pour que Harris puisse être sûr de réussir son coup.

L’heure de Berlin viendrait bientôt, mais Harris regardait ailleurs. Il s'arrêta sur une ville qui ne le cédait en importance qu’à Berlin, une ville qui se trouvait sur un fleuve facilement identifiable, et une ville qui était facilement accessible depuis l'Angleterre : Hambourg" (1)

Et pour mettre toutes les chances de son côté, et si possible rayer Hambourg de la carte en un seul raid, Harris et le Bomber Command disposent maintenant d’un nouvel atout dans leur manche...

... le brouillage radar.

(1) ibid, page 137

dimanche 17 mars 2024

7862 - à la recherche du coup décisif

Arthur Harris, dans son bureau : jamais le moindre doute...
... mais s’il est un homme qui ne doute pas encore, et qui, au bout du compte, ne doutera jamais, c’est bien Arthur Harris !

"Étrangement, pour un homme qui apparaissait si hostile aux idées, Harris avait une vision beaucoup plus subtile, abstraite et quasiment théorique de la machine de guerre allemande.

(...) Attaquer une usine ici ou là
[comme le préconisaient les Américains], c'était comme une piqûre d'épingle. Cela faisait certes un peu mal, mais guérissait néanmoins très vite (les usines étant faciles à reconstruire). Bombarder une ville entière supprimerait [en revanche] tout ce qu’elle contenait, et détruirait la machine intégrée et très complexe dont dépendait la capacité de l’Allemagne à poursuivre la guerre.

À cela s’ajoutait le rôle particulier des travailleurs : sans eux, il ne pouvait y avoir d’industrie. Comme l’expliqua Harris, le remplacement d'un bâtiment prenait quelques mois; remplacer un ouvrier prenait vingt ans. Il ne voyait guère de différence entre attaquer les soldats qui occupaient le champ de bataille et attaquer les ouvriers qui les armaient.

Et s’il était moralement acceptable d’affamer des centaines de milliers d’Allemands (comme l’avaient fait les Alliés avec leur blocus lors de la Première Guerre mondiale), comment pouvait-il être immoral de les attaquer dans leurs usines ?

(...) Harris avait toutes les raisons de croire que l’industrie
[allemande] avait également souffert : des photos de reconnaissance montraient par exemple des coups directs sur les usines Krupp à Essen. Il avait raison. Mais le problème, c’est que les dégâts furent réparés fin septembre.

Malgré toutes ses victoires, le Bomber Command n’avait pas encore réussi le genre de coup décisif capable de détruire une ville en un seul raid. Même Essen, qui avait souffert plus que toute autre ville, avait dû être bombardée à deux reprises lors de la Bataille de la Ruhr, et serait encore touchée des centaines de fois avant d'être rayée de la carte" (1)

(1) Randall, op cit, page 136

samedi 16 mars 2024

7861 - la naissance du doute

Canon de Flak de 105mm : jamais assez nombreux pour défendre le ciel du Reich
... car naturellement, au cours de ces cinq mois de campagne, les défenseurs allemands, leurs canons de Flak, et leurs chasseurs de nuit, ne sont pas demeurés inactifs !

De nos jours, dans nos paisibles démocraties depuis longtemps régies par la doctrine  du "zéro mort", un taux de pertes moyen de 5% à chaque raid serait naturellement jugé intolérable, mais en 1943, dans une guerre mondiale, il en faudrait bien plus pour contraindre le Bomber Command à renoncer à ses attaques !

Considéré du point de vue allemand, et compte tenu des conditions - rappelons-le extrêmement difficiles - dans lesquelles leurs défenseurs doivent eux-mêmes opérer, réussir à abattre 800 avions ennemis, et à en endommager, parfois irrémédiablement, quelque 2 000 autres (!), le tout en seulement cinq mois, pourrait cependant passer pour une victoire... si les Britanniques, leurs usines d’Aviation et leurs écoles de pilotage, ne parvenaient pour leur part à remplacer appareils et équipages plus rapidement que les Allemands ne réussissent à les anéantir !

Pour améliorer leur score et, peut-être, amener les Britanniques à la Raison, les défenseurs allemands, Josef Kammhuber en tête, auraient besoin de bien plus de canons antiaériens et d’obus, et de bien plus d’avions et de pilotes que leurs propres usines et écoles ne parviennent à en produire... et que le Führer, plus que jamais obnubilé par sa guerre à l’Est, n'est disposé à leur consentir.

Pour autant, ceux qui, côté allié, croient encore en la justesse des théories de Douhet sont de moins en moins nombreux à mesure que les mois passent et que les pertes matérielles, et surtout humaines, s’accumulent sans que les Allemands manifestent le moindre signe de vouloir abandonner la lutte...

vendredi 15 mars 2024

7860 - mi-figue, mi-raisin

... mais pour ne pas laisser aux Allemands la possibilité de concentrer tous leurs moyens défensifs autour de la Rühr, le Bomber Command va également, dès le 01 mars, mener quantités d’attaques sur d’autres objectifs et donc, en pratique, sur d’autres villes allemandes, à commencer bien sûr par Berlin, ne serait-ce qu’en raison du symbole qu’elle représente et de la quantité de ministères, d’administrations et d’industries de guerre qu’on y trouve.

Comme souvent, le bilan réel de toute cette campagne, qui se termine, du moins officiellement le 31 juillet 1943, est cependant très difficile à établir.

Près de deux-cents-mille civils allemands ont en tout cas été tués ou blessés dans ces multiples raids, et des dizaines de milliers de maisons et bâtiments divers proprement effacés de la carte, poussant d’ailleurs le Ministre de la Propagande Joseph Goebbels à écrire dans son journal que rien qu’à Essen, il faudrait "une douzaine d’années" pour tout reconstruire... à supposer bien sûr que les Anglais lui en laissent l’opportunité !

Reste que si Harris considère cette campagne comme un "extraordinaire succès", l’Allemagne nazie ne manifeste toujours aucune volonté d’accepter sa défaite !

Reste aussi que la production industrielle allemande, bien que ralentie à des degrés divers, n’en poursuit pas moins sa progression sous la houlette du très efficace Albert Speer (1) et d’une armée de travailleurs étrangers souvent forcés et même esclaves.

Reste enfin que dans cette affaire, le Bomber Command a lui-même perdu plus de 800 appareils au total, soit une moyenne de 5% des avions engagés à chaque sortie, ainsi que leurs équipages, tués ou faits prisonniers...

(1) architecte favori d’Hitler, pour lequel il avait notamment construit la nouvelle Chancellerie, Speer avait été nommé Ministre de l’Armement en février 1942 après la mort de son prédécesseur, Fritz Todt, dans un accident d’avion jamais élucidé

jeudi 14 mars 2024

7859 - un demi-succès

Le barrage de la Möhne, partiellement détruit lors du raid du 16 mai 1943
... 16 mai 1943

Dans la nuit du 16 au 17 mai 1943, les Dambusters passent donc à l’attaque, mais les appareils chargés de s’en prendre au barrage de la Sorpe échouent dans leur tentative et se retrouvent presque tous anéantis.

Ceux destinés au barrage de la Möhne et à son objectif secondaire, celui de l’Eder, ont néanmoins plus de chance :  la destruction du barrage de l'Eder provoque même un gigantesque raz-de-marée de neuf mètres de haut et de cent-soixante millions de mètres cubes d'eau, qui tue 1 300 civils et engloutit des villages entiers sur son passage.

Les dégâts matériels et humains de cette Operation Chastise fort bien nommée (1) sont énormes,... mais restent pourtant bien en deçà des espérances britanniques !

En effet, seule la destruction simultanée du barrage de la Sorpe aurait pu provoquer la paralysie totale de la Rühr. 

Au lieu de cela, et en quelques semaines, des dizaines de milliers d'ouvriers vont s’affairer à réparer les ponts et les infrastructures. A la fin septembre, le barrage de l'Eder sera rebâti, puis viendra le tour de celui de la Möhne.

Ce raid, qui va connaître un succès médiatique considérable, et qui démontre que, quand il le veut réellement, le Bomber Command est bel et bien capable de frapper avec précision, n’est donc, au mieux, qu’un demi-succès, de surcroit assombri par un taux de pertes catastrophique puisque huit des dix-neuf Lancaster qui y ont participé ont disparu, de même que cinquante-trois aviateurs sur cent-trente-trois...

(1) en anglais, to chastise signifie punir

mercredi 13 mars 2024

7858 - "La vie de mes garçons est trop précieuse pour être gaspillée avec vos idées folles !"

La bombe rebondissante : sur le papier, c'était facile...
... "Harris refusa [donc] de rencontrer Wallis et ne fut finalement convaincu que par Ralph Cochrane (1).

Lorsqu’il rencontra enfin Wallis, en mars, ses premiers mots au scientifique furent : "La vie de mes garçons est trop précieuse pour être gaspillée avec vos idées folles !".

Malgré ce peu prometteur préambule, une étrange alchimie se forma entre les deux hommes. Ils avaient plus en commun qu’ils ne le pensaient. Comme le dit le biographe de Harris, "ils se méfiaient tous deux des politiciens, détestaient les hauts fonctionnaires et méprisaient les obstructionnistes ; possédaient une détermination et une originalité bien au-delà de la plupart de leurs contemporains; et entre eux… avaient autant de diplomatie qu’un lutteur de foire"

(...) Harris écouta patiemment Wallis, regarda le film du scientifique et finit par admettre qu’il n’était pas au courant de tous les détails. Le 15 mars, il dit alors à Cochrane qu'il devrait former un escadron spécial et suggéra à Guy Gibson de le commander. Gibson (4), un jeune homme fringant avec un joli sourire, était déjà connu comme un pilote hors-pair, qui avait effectué une centaine de missions au cours de trois tournées de bombardement, soit une tournée de plus que d'habitude.

Harris admettait rarement qu'il avait tort, mais dans les rares occasions où il le faisait, il n'hésitait pas à modifier son attitude :  le Raid Dambuster (2) bénéficia dès lors de son plein soutien et, en mai, le 617ème Escadron était prêt à attaquer les barrages de la Ruhr.

Dans la nuit du 16 mai, dix-neuf avions, des Lancaster spécialement modifiés, décollèrent vers la Ruhr. Neuf devaient attaquer la Möhne, cinq la Sorpe et cinq demeurer en réserve »... (3)

(1) Air Commander du 5ème Groupe de Bombardement
(2) littéralement « briseur de barrage »
(3) Randall, page 128

 (4) devenu héros national après cette affaire, Gibson fut tué en 1944 lors d'une autre opération de bombardement